Les pays en développement ont commencé à mettre en place des filets de protection sociale. Voici quelques recommandations.

The Economist

Cela fait maintenant plusieurs décennies que les pays développés ont commencé à s’attaquer au problème de l’extrême pauvreté. Comme nous l’avons vu récemment, les pays en développement leur emboîtent aujourd’hui le pas. Entre 2008 et 2013, le nombre de pays où au moins une partie de la population démunie a accès à des allocations assorties de conditions, telles que l’obligation de scolariser les enfants, a quasiment doublé, passant de 27 à 52. Le nombre de pays africains qui disposent d’un programme d’aide financière sans condition est passé de 21 à 37 en l’espace de trois ans seulement. Les programmes de travaux publics, qui créent des emplois manuels à bas salaire, sont également en augmentation. Et ce n’est qu’un début : l’Indonésie compte mettre en place un programme de transferts monétaires visant 15,5 millions de familles, l’un des plus importants au monde.

Si elles sont malavisées, ces politiques de lutte contre la pauvreté risquent de se solder par un gâchis financier se chiffrant à plusieurs milliards. On estime ainsi que près de la moitié des sommes considérables investies par l’Inde pour subventionner des denrées alimentaires, le gaz de cuisson ou des travaux publics dans les zones rurales a été dépensée inutilement ou détournée. Si elles sont efficaces, ces initiatives peuvent en revanche changer des vies. Le programme brésilien Bolsa Familia, qui concerne 14 millions de familles, a fait reculer la misère de 28 % en l’espace d’une décennie, avec un budget qui ne représente que 0,5 % du PIB. Quelles leçons les pays en développement envisageant de mettre en place un filet de protection sociale peuvent-ils en tirer??

Un examen attentif de toutes les dépenses sociales s’impose dans un premier temps. Trop souvent, seule une faible proportion des fonds alloués profite aux plus pauvres. Dans bon nombre de pays, les subventions aux carburants, qui bénéficient essentiellement aux plus riches, amputent les dépenses sociales, comme on a pu l’observer début 2015 en Indonésie. Réduire ces subventions mal orientées permettrait de dégager plus d’argent pour ceux qui en ont le plus besoin. Le nouveau Président de l’Indonésie, Joko Widodo, montre l’exemple en taillant dans les subventions aux carburants et en réaffectant les sommes ainsi économisées à des programmes de transferts d’espèces.

Dans un deuxième temps, les gouvernements doivent décider ce qu’ils veulent donner et de quelle manière. La distribution d’argent en espèces engendre moins de gaspillage et de distorsions économiques que la distribution de denrées alimentaires ou de subventions aux carburants (même si les repas distribués à l’école peuvent augmenter la scolarisation et diminuer les carences en micronutriments). Toutes ces distributions doivent être regroupées dans un seul programme pour simplifier la gestion et éviter les doubles emplois, à l’instar du programme brésilien Bolsa Familia, qui s’est substitué à différents dispositifs qui n’offraient pas la même couverture et n’imposaient pas les mêmes critères à satisfaire. L’instauration d’un registre unique permet également de limiter la fraude, tout en facilitant le ciblage d’autres programmes publics : celui du Brésil sert maintenant à recenser les personnes ayant le plus besoin de citernes à eau, les établissements prioritaires pour l’allocation de ressources supplémentaires et les jeunes pouvant prétendre à des formations techniques gratuites.

Contrairement à ce que craignaient les gouvernements, les programmes de transferts d’espèces n’entraînent pas davantage de vols que les autres. L’enregistrement et l’identification des bénéficiaires par le biais de données biométriques (empreintes digitales, reconnaissance de l’iris ou reconnaissance faciale) diminuent en effet les risques de fraude. La suppression des enregistrements en double ou erronés n’empêche pas non plus l’inscription des personnes qui ne disposent pas de documents papier. L’Inde est à mi-chemin de ses efforts en vue de créer une banque de données biométriques pour sa population de 1,2 milliard d’habitants. Si les autorités parviennent à dépasser les conflits d’intérêts particuliers et à remplacer les distributions d’aliments et de gaz de cuisson par des transferts d’espèces, les sommes détournées des programmes sociaux pourraient être considérablement réduites. Les technologies facilitent également les versements. Les services bancaires à distance, un système à l’aide duquel les équipes mobiles ou les prestataires locaux équipés de lecteurs d’empreintes digitales peuvent effectuer les versements, permettent d’améliorer la couverture des programmes dans les zones éloignées et de vérifier l’identité des personnes venues demander leurs allocations.

Exiger des bénéficiaires qu’ils remplissent certaines conditions en retour de l’argent reçu peut également amplifier les retombées bénéfiques d’un programme, même si les pouvoirs publics doivent faire preuve de prudence en la matière. Des critères mal choisis peuvent entraîner l’exclusion de personnes démunies, notamment de celles qui vivent dans des zones éloignées et ont des difficultés à se rendre dans les centres de santé avec leurs enfants pour y effectuer les bilans de santé obligatoires. Certaines conditions, quoique pertinentes, pourront faire grimper les coûts administratifs sans avoir d’impact notable au niveau des résultats. Si le programme Bolsa Familia est parvenu à améliorer la scolarisation au Brésil, ce n’est pas tant parce que les familles bénéficiaires sont tenues d’envoyer leurs enfants à l’école, mais parce que l’allocation qu’elles reçoivent contribue à compenser leurs maigres gains. (Dans les pays où l’éducation des filles est moins valorisée que celle des garçons, cette obligation aurait sans doute des répercussions plus marquées.)

L’un des enseignements les plus inattendus des initiatives visant à lutter contre la pauvreté mises en œuvre par des pays en développement est qu’ils devraient moins s’attacher à s’assurer que les fonds qui y sont consacrés ciblent en priorité les plus pauvres. Rares sont les pays qui disposent de données fiables sur les biens ou les gains de leurs citoyens or, sans ces informations, toute tentative visant à sélectionner les personnes les plus démunies sera forcément inexacte. S’ils essaient de les repérer en recourant à des moyens indirects (comme l’âge de la personne ou les biens de consommation courants dans le ménage), ils risquent d’exclure des personnes éligibles. Les difficultés sont encore plus nombreuses si les autorités imposent des conditions strictes pour décourager les plus aisés. Les personnes illettrées sont notamment celles qui auront le plus de difficultés à remplir des formulaires détaillés. Les programmes de travaux publics rencontrent par ailleurs peu de succès, non seulement auprès des personnes aisées, mais aussi des plus pauvres, qui, pour y participer, risquent de devoir refuser du travail ou négliger des tâches domestiques.

Lorsque les salaires sont faibles (et ils doivent l’être pour garantir l’efficacité des incitations financières et ne pas créer une nouvelle clientèle politique), de simples vérifications, comme de s’assurer que le demandeur vit dans un quartier pauvre, sont sans doute préférables. La mise en place d’allocations universelles mérite également réflexion : selon une estimation, l’argent que l’Inde consacre aux programmes de travaux publics contribuerait davantage à réduire la pauvreté s’il était simplement partagé à parts égales entre tous les habitants des zones rurales. Pour progresser réellement dans la lutte contre la pauvreté, les pays en développement devront instaurer des filets de protection sociale offrant une couverture étendue.